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148.1 - Eigerwandschlucht, l’estrecho de la face nord

Emmanuel Belut

dimanche 5 décembre 2010

Le train frémit, s’ébranle, puis entame son périple vers la petite Scheidegg, bourré jusqu’à la gueule de touristes interlopes en tenue de sport dernier cri. Avec nos vêtements improbables et nos énormes kits pleins à craquer, nous ne passons pas inaperçus au milieu de cette clientèle fortunée. Pourtant, nos pensées restent concentrées vers l’inconnu qui nous attend, presque mille mètres plus haut. Nous passons Brandegg, puis Alpiglen : déjà nous devons quitter le confort tiède du wagon, pour affronter le froid et la pente qui nous attendent, lourdement équipés en prévision des périls d’une ouverture. Le temps est ensoleillé et radieux, pourtant l’ombre menaçante de la face nord de l’Eiger est devenue omniprésente, et sa froide présence semble engloutir les rayons du pâle soleil d’automne. La pente déjà raide semble encore se redresser, et le chemin s’incurve résolument vers l’interminable face de l’ogre de glace. Là-haut, un petit glacier suspendu laisse s’échapper de petites cascades de cristal. D’ici, la noire crevasse d’où s’échappent les petits geysers est presque indiscernable, mais nous ressentons sa présence. Notre pas se fait plus résigné, presque fataliste. Au détour d’un virage, un léger grondement semble sortir du sol, puis subitement le sentier enjambe une fissure de moins d’un mètre de large : au fond, le torrent est à peine visible, à l’image du canyon qui zèbre imperceptiblement la pente comme une fine cicatrice. Nous poursuivons l’ascension. Le franchissement d’une deuxième passerelle laisse deviner un encaissement sculptural, mais nous montons toujours. Passée une cascade émergeant subitement d’une faille, nous nous éloignons du torrent pour franchir une ultime barre rocheuse, avant de le rejoindre plus en amont. C’est là que nous attaquerons la descente, une petite centaine de mètre en aval du glacier, alors que plus haut l’encaissement semble encombré par des névés.

Nous enfilons prestement nos combinaisons, puis attaquons la descente. À peine quelques ressauts aisément franchis, et nous voici immédiatement plongés dans l’ambiance. Dans l’étroit, le débit ne semble plus si débonnaire et le flot glacé baigne tumultueusement un boyau d’un gris lunaire. Vite, il faut poser le premier point. Mon petit perforateur gémit dans la pénombre : la roche est compacte, resserrée, le perçage est difficile. Trop impatient, je ressors trop vite la mèche puis insère un premier goujon : le trou est trop court, et je ne parviens pas à retirer le goujon. Après quelques essais infructueux, je consulte Bernard : je lui propose de descendre sur le point mal planté, mais il me persuade d’en planter un deuxième correctement, ce que je fais. Nous poursuivons notre progression, et nous tombons nez à nez avec une magnifique arche naturelle. Son pilier gauche s’avère idéal pour une descente sur nœud auto-largable, que je confectionne un peu laborieusement dans une position peu idéale, sous l’œil vaguement goguenard de Bernard. L’obstacle franchi, d’autres se présentent aussitôt : le canyon est sans temps mort, les petits obstacles se succèdent sans discontinuer, entre désescalades techniques dans des estrechos très arrosés, et petites sections de boyau où nous traînons laborieusement nos kits obèses. Nous n’avançons pas vite, mais soudain, l’encaissement s’ouvre enfin sur la première cascade visible de l’extérieur. Je plante un vieux piton de récupération pour m’assurer, puis pose un goujon pour le rappel. Alors que Bernard s’élance dans la descente, quelques randonneurs nous regardent ébahis. La cascade mesure une trentaine de mètres, et s’avère bien arrosée. À son pied, nous sortons de l’encaissement sur quelques mètres pour attaquer la suite par le sommet de l’encaissement suivant : le débit semble avoir notablement augmenté depuis le début, et nous esquivons ainsi un passage inquiétant. Nous voilà immédiatement replongés dans l’ambiance hostile du canyon. Étroitures, désescalades, siphons, blocs coincés : chaque mètre a son obstacle et se vend chèrement. Puis la deuxième cascade de trente mètres, encore plus arrosée fait son apparition : la descente avec la corde raboutée et le kit d’équipement à la ceinture s’avère particulièrement pénible pour moi. Encore quelques ressauts et un grand bloc coincé barre le canyon : plutôt que de poser un point, nous grimpons dessus et coinçons une corde entre deux pierres pour assurer notre descente. À peine l’obstacle franchi, il faut à nouveau planter un goujon pour franchir deux petits ressauts délicats. Le prochain détour du méandre nous révèle alors la première passerelle, largement ensoleillée : il est seize heures, trop tard pour poursuivre notre périple, et nous choisissons donc de laisser la suite au lendemain et de regagner Grindelwald, presque mille mètres en contrebas.

Nous attaquons la soirée par un long apéritif à la bière, dans une auberge de jeunesse où le gérant nous a sympathiquement permis de recharger le perforateur. Un Allemand venu randonner nous tient compagnie, et ne manque pas de nous poser l’éternelle question existentielle : « Mais pourquoi faites-vous ça ? ». Cette question restera sans réponse bien précise.

Nous regagnons ensuite le chemin de traverse qui nous avait déjà hébergé la veille, et Bernard confectionne un repas gastronomique improvisé que nous dégustons en trinquant à notre ouverture, avant de nous glisser dans nos duvets.

La matinée du lendemain s’amorce par une petite brume automnale, vite dissipée pour révéler une journée aussi radieuse que la veille. Nous nous préparons tranquillement, tant et si bien que nous voilà au départ du canyon à seulement 12h20. Décidément nous ne sommes pas du matin ! Le débit semble avoir notablement diminué depuis la veille, et nous nous engageons confiants dans la partie encore inexplorée du canyon. Elle se révèle encore plus étroite et miniaturisée que la partie amont, avec également son lot de surprises entre siphons, blocs instables et creusements sculpturaux. En à peine une heure et demie nous achevons l’équipement de cette partie, et nous sortons à la deuxième passerelle. Puis nous partons en reconnaissance par l’extérieur de la dernière partie du canyon, qui se limite finalement à un creusement d’une cinquantaine de mètres de dénivelé, suivi d’une série de cascades ouvertes peu intéressantes. Nous laissons ce court encaissement final pour un rééquipement ultérieur, et redescendons dans la vallée, fort heureux de ce magnifique week-end. Après une brève reconnaissance du canyon voisin de la Schwarze Lütschine, au débit actuellement impraticable, nous prenons la route du retour.

Au final la Suisse demeure pour moi une terre de paradoxes. Comment expliquer qu’une descente d’une telle ampleur et d’un tel intérêt, aux pieds d’une des faces nord les plus célèbres d’Europe, soit demeurée vierge jusqu’à notre passage ? Alors même que le sentier de randonnée qui traverse deux fois le canyon est parcouru chaque année par des milliers de randonneurs ? Comme le disait notre randonneur allemand, il faut croire que tous ont les yeux rivés vers les sommets, aveugles aux merveilles des entrailles de la terre. Encore une fois, on ne peut également que regretter qu’aucun autre Usanien ne se soit manifesté pour prendre part à cette belle aventure, parmi les plus de soixante-dix membres du club.

Sortie à découvrir en images sur : http://picasaweb.google.com/nemo.manu/Eigerwandschlucht

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