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143.1 - Un avril en Jordanie - Welcome to Jordan
Emmanuel Belut
vendredi 2 juillet 2010
Notre pas s’épuise dans le sable rouge qui s’écoule, mais la pente de la dune semble s’accroître sans fin. Je finis par courir, car le faîte est si proche, mais le sable s’éboule inexorablement. Enfin, plus que quelques mètres, et l’horizon grandiose du désert s’ouvre à nous. Des mesas de grès rouge sang, austères et fières, dressent leurs infranchissables parois au milieu de l’immensité désolée.
Au terme de la traversée d’un de ces immenses îlots rocheux, par un dédale de canyons entrecroisés, l’ascension de cette dune solitaire nous ouvre une perspective inoubliable sur la réserve du Wadi Rum. Les mots sont vains pour décrire l’étrangeté des sentiments qui habitent l’homme au cœur du désert.
Dans quelques jours, si les cendres de l’Eyjafjöll le permettent, nous quitteront cette terre jordanienne brûlée par le soleil, pour rejoindre la verte Europe. Après une ultime poussée jusqu’à la mer rouge, et quelques heures de nage parmi les coraux et les poissons multicolores, nous reprendront la route pour l’aéroport d’Amman. Voilà deux semaines que nous sommes arrivés dans ce pays chargé d’histoire. Ici, pas une colline dont le nom n’éveille l’écho d’un mythe biblique, par un rocher qui ne résonne encore du fracas des batailles. Même la poussière semble se souvenir du sang des peuples innombrables qui se sont âprement disputés ces terres stériles. Pourtant, ce n’est pas vraiment l’histoire qui nous attire ici, et nul Graal ne nous a fait quitter nos chaumières. Nous répondons simplement à l’appel du grès, qui règne sans partage sur les canyons millénaires.
La première nuit en Jordanie est déjà un choc, quand les haut-parleurs du minaret le plus proche vous arrachent brutalement au sommeil à cinq heures pour affirmer la grandeur d’Allah. La promenade matinale qui s’ensuit en est un autre, entre le flou artistique de la voirie et les voiles multiples qui couvrent plus ou moins complètement la gente féminine. Mais le premier canyon achève l’exotisme, lorsque les premiers pas manquent d’être les derniers en enjambant une vipère des sables, et que l’eau thermale du Wadi Zarqa Main nous immerge dans un long Hammam naturel à
Mais la turista commence à clairsemer nos rangs. Nous ne sommes plus que deux pour descendre le Wadi Bin Hammad, une sublime promenade débonnaire. Les parois de grès se resserrent, les palmiers suspendus s’accrochent de manière improbable aux falaises, et une extraordinaire grotte de tuf vient soudainement couvrir la gorge. Un petit ressaut facilement négocié, sans l’aide d’un guide que l’on a vainement tenté de nous imposer, puis le canyon s’ouvre sur une étendue de sable ensoleillée, parsemée de magnifiques lauriers roses. Un petit paradis tellement accessible qu’il faut à peine 1h30 pour le parcourir en aller-retour !
Enfin nous revoilà au complet pour la descente de la partie supérieure du Wadi Hasa, un des plus grands collecteurs de Jordanie. Le débit est conséquent et l’eau plutôt fraîche. Nous progressons avec appréhension dans les roseaux, obnubilés par la faune qui y grouille immanquablement. Soudainement, Anne-Claire qui est en tête s’immobilise : la route est coupée par un dangereux crabe vert... totalement inoffensif ! Mais un encaissement de grès d’un blanc étincelant se dessine, et l’eau s’y jette furieusement dans un toboggan tumultueux. Pas d’amarrage... Nous assurons la descente du premier, qui sonde, puis tout le monde saute dans l’eau rendue marron par les sédiments. La gorge immaculée est superbe, et un bloc suspendu nous nargue. La course se poursuit ensuite avec moins de caractère, puis nous rejoignons un affluent d’eau thermale, le Wadi Afra, que nous remontons pour sortir du canyon. Dès que la gorge de l’affluent s’évase, nous regagnons la route, mais nous nous retrouvons malheureusement dans l’enceinte d’un hammam aménagé et payant... 1 Dinar (1,15 €) les jordaniens, 2 Dinars les arabes non-jordaniens, et 5 dinars pour les « autres ». Nous nous faisons alpaguer sans ménagement par un « Where are you go ? (sic) » menaçant. Le sinistre concierge du lieu semble jouir à l’idée de racketter des touristes. La discussion s’envenime. Après d’âpres négociations nous finissons par débourser dix dinars pour sortir très énervés de ce sinistre endroit.
Mais le lendemain nous avons rendez-vous avec un guide à la réserve de Wadi Mujib, pour descendre le canyon du même nom. La réputation de ce canyon a dépassé les frontières de
Nous redescendons ensuite le Wadi Mujib jusqu’à parvenir au canyon qu’il a creusé dans sa course à la mer morte. La rivière a tranché un sombre passage dans un immense massif de grès. Nous pénétrons dans le canyon, et Minna requiert toute l’attention du guide avec ses sandalettes et son réflex. Le parcours est aisé, et l’encaissement devient de plus en plus grandiose au fur et à mesure de la progression, magnifié par de subtils jeux de lumière. Soudain le rugissement de l’eau se fait plus prononcé : nous voici à l’unique cascade du canyon, haute d’une vingtaine de mètres. Le guide accepte finalement de nous laisser descendre en rappel, au lieu de nous mouliner comme le prévoit le règlement... mais il nous contre-assure quand même depuis le haut ! Après cette cascade, l’encaissement vertigineux obscurcit de plus en plus le canyon, puis la gorge finit par s’ouvrir et nous rejoignons l’entrée du parc. Notre tenue semble toujours beaucoup amuser les guides qui y sont réunis, alors que notre guide n’a pas quitté son pantacourt et sa casquette depuis le début !
Malgré le prix de la sortie, nous sommes vraiment enchantés par ces deux canyons, et nous regagnons béatement Kerak et sa forteresse templière, après une petite halte sur les bords désolés de la mer morte.
Après un repas bien mérité au restaurant de Kerak, qui est devenu notre cantine officielle, suivi d’une nuit dans l’incroyablement pouilleux Towers Castle Hotel, voici venu le jour de descendre le Wadi Kerak, qui présente, ô miracle, un cassé d’une cinquantaine de mètre. Les accès amont et aval s’avèrent techniques en termes de navette de voiture, mais nous nous en sortons glorieusement grâce à une carte touristique trouvée la veille au restaurant, heureusement plus précise que les pitoyables cartes routières habituelles. Les sept kilomètres du Wadi se révèlent superbes, avec les classiques tamaris, lauriers-roses et palmiers, le tout agrémenté de quelques cascades dont un superbe enchaînement d’un peu plus de cinquante mètre. La combinaison néoprène reste dans le kit, tant la température est douce et les passages arrosés rares. En rive droite, une magnifique cascade de tuf d’une bonne soixantaine de mètres vient parachever d’une touche de vert la dernière partie du canyon. Et une fois encore, la journée s’achève par un banquet à Kerak !
Le lendemain est déclaré jour de repos, et nous programmons deux petites descentes mineures, le Wadi Hudeira et le Wadi Weida’a. L’esthétique du Wadi Hudeira dépasse toutes nos espérances : la sinueuse gorge de grès s’ouvre farouchement dans d’abruptes falaises orangées, puis serpente lascivement entre des murailles à la douce courbure, dans la lueur mordorée du soleil. Le Wadi Weida’a s’avère en revanche sans aucun intérêt, l’encaissement ayant probablement été ruiné par un éboulement. Nous dérangeons des pique-niqueuses et leurs enfants, et l’une d’elle s’empresse de remettre précipitamment le hijab qu’elle avait imprudemment quitté. Plus loin, les restes sanglants d’un poulet sacrifié nous renseignent sur la meilleure méthode pour s’assurer de la fraîcheur de la viande en pique-nique. Nous rentrons tôt à Kerak, afin d’être frais et dispos pour la journée suivante qui promet d’être longue. Au menu, la partie inférieure du Wadi Hasa, longue de treize kilomètres, et pour laquelle une navette de soixante-dix kilomètres est nécessaire. Autant dire que nous n’auront pas trop de toute la journée pour réaliser cette course.
Nous attaquons dès l’aube, et nous parvenons sans trop de mal à garer le premier véhicule à la sortie du Wadi Hasa, vers Safi, malgré l’habituelle imprécision des cartes. Nous poursuivons notre chemin avec le deuxième véhicule, et les kilomètres défilent lentement sous nos roues. Au terme de deux heures trente de route, nous passons un bled reculé au milieu d’un vaste plateau désertique. En l’absence de panneau intelligible, nous supposons qu’il s’agit d’Irhab, terminus de la navette. Nous tentons péniblement d’identifier la piste décrite par le topo, mais le doute plane sur nos esprits. Nous garons néanmoins le véhicule et commençons à marcher vers le nord en direction de la profonde vallée creusée par le Wadi Hasa, qui semble désespérément loin et inaccessible. La descente est‑elle seulement possible depuis là où nous nous trouvons ? Sur l’altimètre, les chiffres défilent. Cent. Deux-cent. Trois-cent. Nous dépassons largement le dénivelé prévu dans le topo, pourtant le Wadi est toujours en dessous de nous. Nous avisons un affluent qui semble correspondre au topo, et nous nous y engageons. Les désescalades se succèdent, de plus en plus techniques, et l’éventualité d’un possible renoncement pointe à l’horizon. Enfin nous parvenons in extremis au Wadi Hasa, après plus de sept-cent mètres de descente, soit quatre-cent de plus que ce que prévoyait le topo. Convaincus d’avoir perdu beaucoup de temps, nous hâtons le pas car il nous reste encore treize kilomètres de canyon à parcourir, et il est déjà passé onze heures, ce qui ne nous laisse que huit heures avant la nuit. Très rapidement nous croisons un groupe d’israéliens en pleine cuisine, au détour d’un méandre. Ils effectuent la descente intégrale du canyon en deux jours, et sont lourdement équipés pour le bivouac. La conversation s’engage, et ils nous renseignent rapidement sur notre position dans le canyon grâce à leur topoguide hébreu très détaillé. Contre toute attente, nous sommes rentrés dans le canyon à l’endroit prévu ! Nous reprenons sans tarder la marche, dans le lit du cours d’eau. La progression est aisée et la marche rapide. Le Wadi rappelle ceux parcourus les jours précédents, mais en beaucoup plus discontinu. Heureusement, il prend de plus en plus de caractère au fur et à mesure que l’on se rapproche de son embouchure. Le grès se teinte de rose, et un immense sous-marin de pierre se profile à l’horizon. Alors qu’une belle lumière de fin de journée pare les rochers de couleurs chaudes, nous parvenons à un superbe méandre de grès rose qui clôt le canyon en apothéose. Nous sommes bien en avance sur l’horaire estimé, mais l’interminable navette fait que la nuit est déjà noire quand nous regagnons l’autre véhicule. Il est passé vingt-deux heures quand nous regagnons Kerak, où seule notre fidélité nous permet de manger aussi tardivement à notre restaurant habituel.
La nuit suivante est notre dernière à Kerak. Nous gagnons sans tarder Petra dès le lendemain, après un petit détour par l’imprenable forteresse croisée de Showbak. La visite du site grandiose de Petra tient presque du pèlerinage, tant les nabatéens qui l’édifièrent furent quelque part les ancêtres de tous les canyonistes, avec leur Siq, canyon tout à la fois porte monumentale et nécropole. Le site, déserté par les touristes en ces temps d’éruption volcanique, est propice à la méditation. Cet état d’esprit nous accompagne jusqu’aux derniers jours de notre périple, que nous passons au cœur du désert dans la réserve du Wadi Rum, immortalisée par l’action historique de l’énigmatique Lawrence d’Arabie. Nos efforts désespérés pour échapper aux rabatteurs à touristes sont couronnés de succès, et nous parvenons à faire d’inoubliables randonnées sans contraintes dans le cadre envoûtant du désert.
Notre odyssée jordanienne s’achève dans le farniente et l’épicurisme que nous pratiquons tous en experts, entre une brève matinée de plongée féerique dans la mer rouge et un ultime repas gastronomique à Madaba. De retour en Europe, le vent du désert ne siffle plus à nos oreilles, mais il souffle encore dans nos mémoires. Ma’a salam.
Les photos ici :