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181.1 - Au cœur du Grand Inconnu (Il était une fois en Utah, 2e partie)

Emmanuel BELUT

dimanche 15 septembre 2013

L’immensité nous absorbe, et nous roulons, brûlants sous le soleil solitaire. L’horizon infini ne laisse rien deviner de la grande dépression, pourtant si proche, qui habite nos pensées. Nous quittons la route pour une piste, et d’opaques nuages de poussières nous accompagnent. J’avise un bouton de la ventilation : mode « sand » on. Que ferait l’homme du 21e siècle sans de tels artifices ? Désormais, seuls nous croisent quelques rares véhicules de mineurs du gisement d’uranium tout proche, alors que les cattle guard (grilles à bétail, N.D.A.) nous secouent périodiquement. La piste se fait sinueuse, et nous slalomons entre d’agressifs arbustes. Un millénaire semble s’être écoulé depuis notre départ, quand soudain, l’horizon se dérobe devant nous. L’austère grandeur de la North Rim du Grand Canyon s’ouvre à nos yeux incrédules. Au fond, le Colorado n’est qu’un dérisoire filet d’émeraude dans un océan de grès ocre. Face aux feux rougeoyants du soleil sur l’abîme, nous installons le bivouac, tandis que Tom et Rich partent déposer un véhicule à notre point de sortie. Il leur faudra trois bonnes heures pour revenir, et la nuit est déjà bien avancée, lorsque nous nous couchons sous un ciel scintillant d’étoiles.

En cette heure la plus froide qui précède l’aube, nulle lueur ne pointe encore à l’horizon, mais le masque argenté de la pleine lune nous éclaire. En dessous de nous, le grand canyon n’est encore qu’une ombre immense lézardant dans l’immensité endormie. Dans la brise presque froide qui souffle du plateau, nous empaquetons méticuleusement nos affaires, dans la perspective de ces jours qui nous attendent, isolés de toute civilisation. Le soleil jaillit de l’horizon, déjà chaud. Trop chaud. Trop tôt. Nous jetons un ultime regard à notre campement, avant d’entreprendre la descente entre les falaises. Rich nous montre notre objectif, quelques centaines de mètres en contrebas : une faille, dénommée Kanab 0, plongeant dans les falaises entre lesquelles coule Kanab Creek, un affluent du Colorado. La descente est escarpée, le terrain friable et la végétation agressive. Nous claudiquons quelque peu sous notre chargement, et la chaleur déjà écrasante plombe notre pas déjà lourd. Enfin voilà la source de Kanab 0, plongeant à travers le grès rose. Un premier rappel, puis très vite nous parvenons à un premier cassé de 120 m qu’il faudra fractionner, après un indispensable changement des sangles du relais, ravagées par le soleil. Nous effectuons le premier rappel de 55 m sur les cordelettes prototype, puis le second sur une corde plus standard. Malgré la résistance proverbiale de cette corde, la gaine se rompt au troisième passage, ce qui vaudra une belle frayeur à Nat, heureusement sans conséquence. Nous poursuivons la descente, qui offre un beau creusement lorsque le slot traverse la couche calcaire. Enfin après plusieurs heures, nous atteignons le fond de Kanab Creek, après un dernier rappel de 50 m dans les falaises rougeoyantes. Les cordes chargées en sable entament profondément les descendeurs, et plus d’un se brûlera malgré les gants, vu l’impossibilité de maintenir les cordes mouillées. Le bivouac tout proche nous permet de poser enfin nos sacs, sur de belles dalles plates que surplombent des falaises cyclopéennes, et nous nous rafraîchissons longuement dans l’eau tiède du creek. Nous attendons la fraîche pour effectuer une dernière petite excursion jusqu’à la piscine finale du canyon de Whispering Falls, propice à de nombreux sauts rafraîchissants, avant de rentrer fourbus au bivouac. Le menu du dîner nous rend quelque peu morose, mais la voûte étoilée, mince croissant entre les falaises qui nous cernent, nous offre le plus beau des berceaux, et nous dormons paisiblement dans la douceur de la nuit estivale.

Tôt levés, nous partons à l’assaut du canyon de Whispering Falls. Après avoir laissé l’essentiel du contenu des sacs à l’abri des corbeaux, nous escaladons la rive sous un immense porche rose, pour rejoindre une vire une centaine de mètres plus haut. La vire est large, mais le terrain délité. Cette Sneak Route (passage secret, itinéraire furtif, N.D.A.) nous conduit rapidement à notre objectif, et nous nous coulons ensuite dans le méandre de grès rose de cet affluent oriental de Kanab Creek. La descente est fraîche et plaisante, et une source nous permet de faire le plein d’eau. Nous atteignons ensuite rapidement le rappel final de 50 m, qui nous conduit dans la piscine explorée la veille au soir. Nous rejoignons ensuite la confluence avec Kanab Creek, et récupérons le matériel entreposé, avant de marcher dans le lit de Kanab Creek jusqu’à sa confluence avec le Colorado. Les falaises s’ouvrent enfin, alors que notre pas s’épuise dans le sable, et les eaux émeraude du Colorado s’écoulent tumultueusement devant nous. Un impressionnant banc de poisson stagne à la confluence, profitant des eaux plus chaudes de Kanab Creek. Éblouis, nos yeux clignent dans cet endroit mythique, et un long moment s’écoule avant que nous ne reprenions notre périple sur le fleuve. Il nous faut d’abord éviter les rapides de Kanab sur la rive, avant de pouvoir enfin gonfler nos packrafts et monter nos pagaies : nous voilà ensuite partis pour une nouvelle aventure ! Chacun embarque précautionneusement sur son embarcation, le sac entre les jambes. Affronter le Colorado sur ces précaires esquifs semble pour le moins présomptueux, mais nous nous fions à l’expérience de Rich. D’abord méfiants, nous nous détendons rapidement, pour profiter de cette incroyable navigation. Devant nous, les eaux bleues miroitantes nous emmènent en ballotant. Autour de nous, les falaises orangées défilent lentement. L’instant est véritablement magique. Mais voici une première zone de rapides ! Les packrafts se comportent vaillamment, malgré l’eau qui les submerge : nous nous amusons comme des fous ! Alors que nous évitons par la rive une zone de rapides plus coriaces, d’immenses rafts motorisés nous doublent, et leurs passagers nous regardent, incrédules. Nous reprenons notre navigation, et ‑ déjà ! - nous débarquons, à l’embouchure d’Olo Canyon. Le leader des rafteurs, en kayak, nous attend et nous discutons un moment de notre étrange expédition. Puis après une courte escalade, nous remontons le magnifique encaissement final d’Olo canyon, dans un calcaire blanc joliment strié. L’étroit est superbe et tortueux, et le filet d’eau verte qui y coule miroite dans la lumière orangée. Nous faisons demi-tour pour reprendre brièvement notre navigation, jusqu’à notre lieu de bivouac, surnommé Matkat Hotel, peu après les redoutables rapides de Matkat que nous évitons. Nous retrouvons nos rafteurs, qui nous offrent sympathiquement un peu de vin blanc bien frais et des bagels, en bavardant joyeusement. Quel accueil ! Nous aimerions rester, mais nous devons prendre un peu de hauteur pour bivouaquer sur de larges terrasses, alors que le crépuscule tombe déjà. Nous nous baignons promptement avant de dîner puis de nous coucher, car la nuit encore une fois sera bien courte !

Le lendemain nous laissons le campement en place, et nous marchons bien allégés vers le canyon de Matkatamiba, dans lequel nous pénétrons un peu au-dessus de son embouchure. Nous le remontons ensuite entièrement jusqu’au plateau en suivant la West Fork (branche ouest). La gorge est encore une fois spectaculaire et colorée, et l’enivrante odeur des arbustes en fleur nous accompagne. Après plusieurs heures d’efforts, nous débouchons enfin sur le flanc du plateau : le sol, rouge brique, est parsemé d’arbustes et de cactus fleuris. L’air est si chaud qu’il en est trouble. À l’horizon, canyons et altières mesas de grès s’étendent à l’infini. Nous voilà en plein Far-West. Mais il nous faut encore marcher 5 miles sur des sentiers de burros (ânes redevenus sauvages, N.D.A.) pour atteindre notre objectif du jour, le canyon de Panameta. Nous nous taisons progressivement, alors que nos gouttes de transpiration disparaissent en chuintant dans la poussière assoiffée. Le plomb fondu qui semble couler inlassablement du ciel en feu nous écrase. Enfin nous voici au départ. Certains, n’en pouvant plus, se jetteront dans la première vasque saumâtre venue, affolant têtards et grenouilles en léthargie. Le canyon de Panameta est creusé dans une couche de calcaire, comme tous les plus beaux creusements que nous avons vu jusqu’alors. La gorge est étroite et parsemée de vasques, et la fraîcheur qui y règne est un immense soulagement. Puis l’encaissement se fait aussi profond que tortueux, dans une roche d’un blanc virginal auréolé d’orange. Nous photographions à loisir l’incroyable beauté du lieu. Mais hélas la gorge est bien courte, et nous débouchons dans l’East Fork (branche est) du canyon de Matkatamiba, dont le fond est bien plus large et encombré de blocs. Après une longue pause ombragée, l’East Fork nous ramène au canyon de Matkatamiba proprement dit, que nous redescendons cette fois jusqu’au Colorado. Les deux cent derniers mètres s’avèrent particulièrement superbes, une eau tiède baignant les formes contournées de la gorge finale, qui rappelle Olo canyon. Nous rejoignons ensuite extenués notre bivouac de Matkat Hotel. Heureusement, la journée du lendemain sera plus tranquille, et nous pourrons dormir plus longuement, car nous avons décidé de répartir sur deux jours la sortie du Grand Canyon.

Alors que nous profitons paisiblement d’une quasi grasse-matinée, un cri s’élève : c’est Rich. Il s’est fait dérober deux petits sacs de nourriture pendant la nuit, sans aucun doute par les ring-tailed cat (bassaris rusés, N.D.A.) déjà aperçu la veille, et contre lesquels il nous avait mis en garde. En dépit de cet incident peu banal, nous refaisons les sacs puis reprenons la navigation en packraft sur une courte distance, jusqu’au canyon de 150-Miles. Alors que nous rangeons définitivement les embarcations à son embouchure, une flottille arrive sur le Colorado en direction des plus gros rapides que nous ayons vu jusqu’alors : pirogues en bois, rafts et kayaks franchissent vaillamment le redoutable passage, même si plus d’un reste bloqué un moment dans le rappel d’eau final. Sur ces dernières images du Colorado, nous escaladons sur une quinzaine de mètres la paroi du 150-Miles Canyon, avant de le remonter le long de sa rive gauche, de nouveau lourdement chargés. Rapidement, pour éviter une série de ressauts dont l’escalade semble hasardeuse, nous devons gravir un pierrier puis emprunter une vire délicate. La chaleur est insoutenable, et le silence s’abat sur la troupe qui s’étire. Mais après d’interminables efforts, nous dépassons enfin l’étroit infranchissable, et trouvons une ombre bienvenue sous un surplomb, où nous réunissons nos dernières forces pour déjeuner et faire une sieste bien méritée. « Humm, good water there ! » s’écrie sans ironie Rich à la vue de la mare croupissante située en contrebas. Nous entreprenons alors de refaire le plein d’eau, en tentant de la rendre potable soit avec le filtre gravitaire déjà passablement bouché, soit avec le stérilisateur UV. Le goût est comme il se doit vaseux, mais le niveau inhabituellement bas de la mare nous indique que ce pourrait être le dernier point d’eau avant un moment. Passé l’heure la plus chaude, nous reprenons notre périple. Le canyon prend de plus en plus de caractère et s’encaisse, puis nous rencontrons un bloc coincé difficilement escaladable : des suspentes de parachute, laissées à demeure, permettent cependant de faire monter une corde et de la placer en butée contre l’amarrage, ce qui nous permet ensuite de remonter sur corde et de hisser les sacs. Après 5 remontées sur corde successives, nous atteignons la plus belle partie du canyon : creusé dans un calcaire d’un blanc virginal, compact et poli comme du marbre, un méandre tortueux s’offre à nos yeux. Les vasques succèdent aux vasques, et l’ocre des parois de grès qui nous surplombent rehaussent la blancheur du lit du canyon. Nous gravissons avec enthousiasme cette superbe section en profitant du moindre détour pour mieux le photographier. Puis nous quittons la couche de calcaire pour retrouver le grès, et une brève escalade en rive gauche nous mène à une vire, par laquelle nous rejoignons de belles dalles jouxtant le torrent, où nous installerons le bivouac. Le manque d’eau devient critique, mais heureusement une vasque croupie en contrebas nous ravitaille, une fois rendue accessible à l’aide d’une corde amarrée à un cairn confectionné pour l’occasion. La nuit venue, une ultime recharge des réserves d’eau nous permet de croiser deux scorpions en vadrouille à quelques mètres de nos matelas. Nous explorons alors les parois rocheuses qui nous cernent, pour y découvrir une charmante veuve noire, à deux mètres de mon duvet. Heureusement cette coquine d’araignée est très occupée avec son conjoint, et nous évoquons avec compassion le sort funeste qui attend sans doute ce dernier, une fois son devoir accompli. Nous dormons ensuite d’un sommeil moins serein que d’habitude, perturbés par la faune venimeuse qui nous entoure, et certains de devoir nous lever encore plus tôt que de coutume, pour effectuer la montée finale à la fraîche. Dès l’aube, nous partons ainsi prestement pour rejoindre le plateau. L’encaissement du 150 Miles Canyon s’estompe progressivement, et nous remontons maintenant le lit asséché du torrent. Derrière nous, au loin, le mont Sinyella se profile tel un bastion avancé, nimbé d’une brume de chaleur. Le chemin parcouru durant ces cinq jours n’en paraît que plus colossal. Devant nous, le raidillon final menant au plateau se dessine, et nous appréhendons sa remontée sous un soleil toujours aussi impitoyable, malgré l’altitude qui nous épargne quelques degrés. Le chemin était jadis muletier, mais seuls quelques rares vestiges le laissent encore deviner, tant l’érosion et la végétation ont été prompts à tout effacer. La remontée s’avère curieusement moins pénible et moins longue que prévue, et nous regagnons sans encombre le plateau, où nous attend le Polaris (petit véhicule tout terrain, N.D.A.) déposé quatre jours plus tôt, et ses réserves d’eau. C’est néanmoins fourbus, fatigués de cinq jours d’efforts dans une chaleur intense, que nous abandonnons nos sacs et sortons nos matelas à l’ombre des pins, pour profiter d’une sieste bien méritée, tandis que quatre d’entre nous partent avec le Polaris pour effectuer la navette. Rich revient nous prendre trois heures plus tard, couvert de poussière après son périple tout terrain, mais souriant comme au premier jour, heureux d’une nouvelle aventure dans ce Grand Canyon qu’il parcourt depuis si longtemps. L’interminable piste nous ramène alors à Fredonia, et les mots sont vains pour décrire la béatitude qui nous habite après cette inoubliable découverte des gorges secrètes du Grand Canyon. Nous nous arrêtons avec avidité au premier Steack House venu, dont la pensée ne nous quittait plus depuis notre premier repas à base de lyophilisés. Hélas, la bière glacée, dont le fantasme habitait également nos jours, devra attendre. Cruelle déception ! Nous attaquons néanmoins avec avidité une incroyable collection de burgers, dans la froideur de l’air climatisé, qui nous paraît invraisemblable après tant d’heures passés dans les souffles brûlants de l’Arizona. Puis voici le moment de nous séparer de Rich. Auparavant simple contact qu’une passion commune avait permis de rencontrer, Rich est maintenant devenu un ami. Son enthousiasme à faire découvrir à des inconnus ces lieux qu’il explore depuis tant d’année ont transfiguré notre séjour aux USA. Nous ne le remercierons jamais assez de son accueil, et il nous tarde de lui faire découvrir les plus belles descentes européennes. Grâce à lui, longtemps encore le souffle de la nuit nous ramènera sur les eaux du Colorado, et leur magie nous portera à nouveau entre les murailles de grès millénaires.

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